Conversation avec Marcel Schüpbach

L'idée de vous lancer dans cette entreprise risquée, vous l'avez eue quand?

C'est une photo de Carla Del Ponte parue dans un magazine en avril 2005, à l'occasion d'une conférence qu'elle devait donner à l'Université de Lausanne.

Elle est assise sur une chaise et nous regarde bien en face. Le déclic m'est venu de cette image... Ce mélange de puissance et de solitude, il fallait le comprendre et peut-être, l'expliquer.

Et à partir de là...

Le tournage a commencé en juillet 2005. Il a duré précisément du 11 juillet 2005, la date anniversaire du massacre de Srebrenica, au 15 décembre 2005, le jour où le Procureur prononce son discours annuel devant le Conseil de sécurité des Nations Unies à New York.

Sur ces cinq mois, nous avons tourné une trentaine de jours — c'est ce que nos moyens nous permettaient — que nous avons choisis au mieux, grâce à des contacts permanents avec le bureau du procureur, Jean-Daniel Ruch, le conseiller politique de Carla Del Ponte, ou Florence Hartmann, sa porte-parole.

Vous ne vous êtes jamais découragé?

Ah si bien sûr... après la première semaine à La Haye! Le tournage était bloqué. Les réunions se succédaient, et nous n'en étions pas toujours. J'avais l'impression que le film m'échappait. Mais cette incertitude, c'est très souvent le lot des documentaires. Nous nous sommes accrochés. Et ce qui nous a aidés, c'est notre expérience du travail en équipe. A trois, avec mon cameraman et mon preneur de son, nous avons déjà trois documentaires complets derrière nous, ça aide à passer les moments délicats.

Juste après le générique, c'est elle qu'on découvre, de profil, assise à l'arrière de sa voiture blindée, à la fois concentrée et ailleurs, semble-t-il. Un plan banal?

Détrompez-vous, c'est peut-être le plus compliqué que nous avons eu à tourner. Nous avons d'ailleurs réussi à le faire seulement en fin de tournage. Il faut savoir que Carla Del Ponte ne se déplace jamais seule. Elle est toujours accompagnée par des membres de son équipe et des gardes du corps. Pour vous donner une idée de la difficulté du tournage dans son ensemble, le trajet ordinaire depuis son domicile privé (qui est tenu secret) jusqu'à son bureau du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie change chaque jour. Nous n'étions donc pas sensé être au courant…

Dans cette complication extrême du tournage, il y avait de la place pour une confiance réciproque entre l'équipe du procureur et celle du film?

Bien sûr, mais la réalité c'est que chaque matin, la confiance était à reconstruire. Jamais nous ne savions à l'avance, au début d'un rendez-vous, jusqu'où nous pourrions aller et si des images utilisables pour le film pourraient être tournées. Rien n'a été arrangé pour nous. Ce qui était filmé c'était ce qui se passait vraiment. Sans une certaine confiance, rien n'aurait été possible. Il faut dire que jamais une caméra n'était entrée au TPI auparavant... ça se sentait par exemple au regard surpris des personnes croisées dans les couloirs. En fait, tout s'est noué dès la première rencontre à La Haye. Carla Del Ponte voulait comprendre qui nous étions et ce que nous voulions faire, nous jauger en quelque sorte. Et nous, nous voulions savoir si notre film était tout simplement possible. Nous avions choisi le bon moment. 2005, c'était le dixième anniversaire de la tuerie de Srebrenica, et pour le TPI, une période cruciale, avec une exigence de résultats, et la nécessité que ses travaux soient compris et reconnus dans l'opinion publique. En tout cas, dès le lendemain déjà, sous la forme d'un document écrit, nous nous sommes liés par un accord de confidentialité... ce qui était filmable, ce qu'il fallait tenir secret pour ne pas compromettre les enquêtes en cours. Pendant le tournage, rien de ce que nous apprenions ne pouvait sortir à l'extérieur. Dès lors l'équipe du Procureur était libre de parler sans s'autocensurer devant la caméra. Cette clarté nous a donné une marge de manoeuvres exceptionnelle. Chaque fois, nous avons filmé le plus loin possible. Nous n'avons pas pu filmer les réunions confidentielles avec les services secrets serbes tout de même!

Et une fois le film terminé, vous l'avez  montré à Carla Del Ponte?

Oui, évidemment. Cela faisait partie du contrat avec elle. Et elle a parfaitement joué le jeu, elle a accepté le montage tel qu'il est. Pas une image, pas un son n'ont été censurés. Rien n'a été modifié à sa demande.

Ce n'est pas un portrait...

Effectivement. Ce qui m'intéressait au départ, c'était de suivre ces tentatives de rendre la justice... Comprendre comment ça marche... A quoi ça sert, vu de l'intérieur... L'obligation de résultats qui est celle du Procureur, face à une réalité qui est encore beaucoup plus complexe qu'on peut l'imaginer, c'est la matière de ce documentaire. Dans cette perspective, un portrait de Carla Del Ponte ne pouvait être que très réducteur. Et une fois que nous avons pu nous approcher du Procureur, pour que ce documentaire atteigne son but, une double trajectoire, en quelque sorte, s'est imposée... D'abord, ces femmes rencontrées à Srebrenica, qui attendent que justice soit faite et qui ne pourront pas vivre à nouveau tant que les responsables des massacres ne seront pas au moins emprisonnés... Et puis, en contre-point de la douleur immobile de ces femmes, cette autre femme qui court, Carla Del Ponte, seule ou avec son équipe, pour faire avancer la justice malgré tout. «La Liste de Carla», ce sont des passerelles jetées entre ces deux mondes. Des images entre ces questions terribles et les réponses qui leur sont données, que le TPI tente de leur donner.

(propos recueillis par Laurent Bonnard, juillet 2006)